Amis studios d’animation et producteurs on vous donne une petite astuce : attirez trois-quatre étudiants dans vos locaux pour les vacances d’été (souvent leurs études leur impose de faire des stages en entreprise), donnez leur un morceau de bureau, un ordinateur chacun et laissez leur carte blanche en les surveillant de temps en temps. Avec un peu de chance et si vous êtes assez prestigieux pour attirer des spécimens talentueux, ils vous produiront un petit film libre, décalé, techniquement audacieux, un joli film que vous pourrez mettre bien en avant sur vos supports de communication... Avec un peu de chance aussi le film sera publié sur les blogs tendances, diffusé sur les réseaux sociaux, il pourra même être proposé dans les festivals comme une de vos productions annuelles, en catégorie “pro”, bien visible. Vous disposerez en somme d’une couverture médiatique que même le meilleur de votre travail “ordinaire” peinerait à obtenir, ça vous fera une jolie pub pour attirer les clients : acheteurs d’art, boites de com’, partenaires... Ça vous fera une belle démo technique pour montrer “vos” compétences, construire de nouveaux projets, attirer des subventions...
Si vous produisiez ce film selon des standards professionnels il vous coûterait, allez, soyons serrés, salaires, charges sociales, droits d’auteur, matériel... disons un bon 10 000 euros la minute. Et là c’est pas de l’interpolation bas de gamme où c'est l’ordinateur qui fait tout, c’est tout fait main. Donc pour un film de deux minutes, disons 20 000 euros. Ici ça ne vous coûtera que quelques indemnités de stages (300 € par stagiaire, et encore en dessous de 3 mois c'est pas obligatoire !), une poignée de tickets restos, l'électricité (c’est l’été, avec un peu de chance pas besoin de chauffage), quelques frais technique (un peu de prise de vue, sound design, mixage, kinescopage...), autant dire rien par rapport à vos budgets de production habituels.
Une bonne affaire.
Et les étudiants ?
Bin ils seront contents aussi, on leur aura fait confiance, ça sera un peu comme un pré-film de fin d’étude, une période d’essai, une pré-embauche. Auront-ils conscience d’être exploités ? Au contraire, ils seront persuadés que vous leur aurez donné leur chance.
Il faut quand même qu’ils soient bien persuadés que de faire ce film est bon pour leurs études, que ça fait partie de leur cursus, des coutumes de la profession. Il ne faut surtout pas qu’ils se rendent compte que, comme ils payent leur année scolaire entre 5000 et 9000 euros l’année en fonction de l’école, au final,
c'est eux qui auront payé pour faire ce film...
Quand ils finiront par réaliser que leur film appartient à votre studio, légalement producteur, qu’ils n’ont signé aucun contrat d’auteur à part une vague convention de stage, il sera trop tard pour qu’ils puissent prétendre à quoi que ce soit.
Certes... Et cette dérive n’est que le développement récent d’une pratique bien plus ancienne : il y en a des courts métrages, parfois des longs ou même des séries qui utilisent ou ont utilisé une main d’œuvre pléthorique de stagiaires. Le cinéma d’animation est plein de manipulations répétitives, de pratiques gourmandes en temps et en main d’oeuvre : intervallage, scan, colorisation, compositing... Il est tentant pour des studios de faire tourner à ces postes des stagiaires pas payés plutôt que des professionnels forcément salariés. Certaines entreprises prennent même des stagiaires pour disposer de compétences dont ils sont simplement dépourvus pour la durée d’une mission.
Mais comment ces futurs professionnels jugeront-ils ces pratiques une fois passés de l’autre coté de la barrière ?
Parce que les professionnels, producteurs, animateurs, réalisateurs, intermittents... qui essaient de faire du cinéma d’animation un métier dans un milieu forcément concurrentiel voient ces films produits de façon un peu légère prendre la place de ceux qu’ils ont tenté de produire en respectant les réglementations et une certaine éthique. Comment mettre au même niveau ces films, en festivals, dans les médias, sans donner une image dérégulée, naïve, inégale, de ce métier ?
Nous voyons dans ces pratiques une dévalorisation du milieu de la production du cinéma d’animation, un détournement abusif des règles de production, une concurrence déloyale.
Bien sûr nous savons qu’on est depuis longtemps dans un monde où le stagiaire n’est plus un simple observateur. Il est de plus en plus intégré à la chaîne de conception et de fabrication ce qui est souvent une chance en terme de pédagogie. Mais quand le stagiaire devient autonome, livré à lui même, qu’il une véritable charge de production et qu’il devient fabriquant d’un produit fini, il y a visiblement détournement de la
loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 qui porte sur le statut du stagiaire en entreprise.
Cette évolution est récente et il nous semblait important d’en soulever la problématique :
On ne valorise pas un métier qu’on désire intégrer en commençant sa carrière en se faisant exploiter et en ignorant les droits du travail.Chez Fous d'Anim, nous militons donc pour :
• donner aux films produits principalement par des stagiaires ( + de 60% de la masse horaire de la production que ce soit en court métrage, clip, film...) le statut de
film d’étudiant, même s’ils ne sont pas des films de fin d’étude et qu’ils ne sont pas produits dans les locaux de l’école. A ce titre ils ne peuvent briguer les catégories professionnelles des festivals et l’école (ou les écoles) dont les étudiants font partie doivent être intégrées au processus de production.
Ou bien
• demander aux entreprises de clarifier ces situations en accordant aux stagiaires utilisés en réalisation un statut d’auteur avec contrat, salaire et droits associés et s’ils travaillent en production une rémunération d’au moins la moitié du salaire du poste équivalent tel qu’indiqué dans
la convention collective de la profession en indemnités de stage.
Ou bien encore
• créer une catégorie “
films d’esclaves” dans les festivals
En plus on voudrait bien :
• inciter les étudiants à produire leurs films d’été de façon autonome, associative, autoproduite. On se cherche un petit local chez des copains ou des parents, on emprunte du matos, on s’enferme pendant deux mois, au moins au final, le travail qui en sortira sera le votre. Après les
garage-band on aura les
garage-movies.
• inciter les entreprises à entretenir (avec salaires et contrats) un département R&D (recherche et développement) où seraient expérimentés et réalisés ces films enthousiastes, réjouissants, participant pleinement à la formation de leur métier et créant par ce biais une terrain où ils pourront repérer les talents qu’ils embaucheront demain.
• inciter les étudiants à prendre conscience que ce formidable métier dont ils envisagent de faire leur source de revenu a tout intérêt a avoir des pratiques salariales saines et à respecter une législation égalitaire. Qu’avoir son nom au générique d’un film ne remplis pas un frigo ni ne paye de loyer.
• rappeler que refuser l’exploitation ne vous fait pas risquer d’être blacklisté ! Au pire vous ne travaillerez plus pour des escrocs, ce qui n’est finalement pas si mal. Refuser l’exploitation c’est montrer que vous savez où vous mettez les pieds, c'est peut-être gênant pour un exploiteur, mais ça devrait rassurer un professionnel de savoir que vous êtes au courant des usages de la profession.
• proposer un label “Equistagble” à mettre au générique des films produits avec moins de 50% de sa production horaire occupée par des stagiaires.
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Télécharger le Label Equistagble au format EPS (couleur et noir zip 800ko)
On est peut-être idéalistes mais ça nous semblait important d'en parler.
Pour finir, quelques liens pour les personnes intéressées par le sujet :
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la Charte des Stages Etudiants en Entreprise, texte signé entre le ministère de l'Emploi et les principales représentations patronales. Elle définit l'air de rien un certain nombre de principe : accompagnement des stagiaires, encadrement pédagogique, suivi de l'école d'origine, rédaction d'un document de synthèse... Allez lire la charte, elle date de 2006 et est assez instructive.
- si vous faites un stage qui vous semble abusif, il y a des recours juridiques possibles, histoire de faire cesser l'abus voir de requalifier le stage en contrat de travail.
Les modalités sont expliquées sur le site de Génération-Précaire, une association active dans la défense et le respect du stagiaire.
- enfin pour prouver que le problème n’est pas seulement français,
un article de CartoonBrew, l'excellent blog américain, qui relaie la publication d'un essai intitulé "
Stages : comment ne rien gagner et apprendre très peu dans la nouvelle économie".
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(texte rédigé par mes soins sur une base de réflexion collective)